Bob Dylan et moi, c’est une longue histoire. Et comme toutes les histoires d’amour, celle-ci est compliquée. Culte de la personnalité, pensez-vous ? C’est oublier le génie artistique défini par Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne. Et puis après tout, j’assume. J’assume parce que j’aime la poésie.
En 1988, le fameux « chanteur-avec-une-voix-nasillarde » (comme le présentent immanquablement les médias incultes) a commencé son Never Ending Tour, littéralement la « tournée sans fin », qui se poursuit encore aujourd’hui. Depuis le mois de novembre 2005, j’essaie de suivre, selon mes modestes moyens, l’interminable tour du monde dylanien. 12 concerts en huit ans, ce qui dans le milieu de la dylanologie est très peu. Depuis quelques semaines, Dylan, qui avait jusqu’ici l’habitude de changer tous les soirs la setlist (le répertoire) de ses concerts, s’est essentiellement consacré à jouer les titres de son dernier excellent album en date, Tempest.
Sur un coup de tête, partant assister cette semaine à l’une de ses prestations dans la déroutante ville de Rome, j’ai vécu en direct un beau et sadique caprice esthétique. Je reproduis ici mon compte-rendu de cette troublante soirée, en espérant que les novices qui ne comprendront pas tout sauront m’excuser.
Bob Dylan, Rome, 7 novembre 2013
Fin 2013, Bob Dylan aura commis 3299 concerts dans sa vie. Il va sur ses 73 ans. Je vous laisse imaginer le rythme. Or donc, depuis peu, lui qui nous avait habitué à une permanente imprévisibilité, enchaîne les concerts à l’identique : il n’y en a que pour Tempest, album paru en septembre 2012. Un album qui compte parmi mes favoris, aux côtés de Time out of mind (1997) et de Blonde on blonde (1966). Ce jeudi, courant comme un dératé vers le premier rang de l’Atlantico, j’étais persuadé de mériter Tempest.
Eh bien non. « Il y a une fêlure en toute chose, c’est par elle qu’entre la lumière », a écrit Leonard Cohen.
Made in desolation row
La veille, sans que j’en sois informé, Dylan avait commencé à tout chambouler. Probablement ai-je enduré le concert le plus bizarre de ma vie, tous artistes confondus. En partie à cause de la setlist, et pour plusieurs autres raisons que je m’en viens héroïquement vous rapporter.
Déjà, un mot sur la salle et sur le public. Une salle toute carrée et toute petite malgré ses capacités d’accueil prétendues (4000), avec une très faible distance entre le public et la scène. Tony (Garnier, le bassiste historique), hilare, est passé saluer les premiers rangs et serrer des mains trente minutes environ avant le début du show - à ce moment, j'aurais dû me douter de quelque chose. Il ne portait pas encore son costume et j’ai noté qu’il ne lui restait qu’une poignée de cheveux. Puis, Sexton (Charlie, guitariste électrique) l’a imité, un peu plus timidement. Là, je m’attendais presque à ce que Dylan surgisse en marcel pour nous claquer la bise, mais non.
Quant au public, une horreur. Pire que le public marseillais en 2010. Vous ne pouvez pas comprendre si un romain hystérique ne vous a pas déjà meuglé la quasi intégralité de Make you feel my love avec l’accent italien dans l’oreille droite. Je vous jure que j’ai failli le tuer. La petite minette à ma gauche a manqué vomir sur mes chaussures. De nombreux objets aussi variés et ridicules qu’un paquet de cigarettes, des avions en papier (!) et un CD (allégrement piétiné par Sexton) ont été projetés sur scène durant la seconde moitié du show. Au moins, contrairement aux marseillais, les romains paraissaient ravis du spectacle…
Bref, 21 heures, les lumières s’éteignent, Dylan débarque, et on peut presque le toucher. Dès les toutes premières centièmes de seconde, on comprend qu’un truc ne tourne pas rond. Rainy day women ! Je jubile, car c’est inédit pour moi. Excellente intro, chant impeccable. Positively 4th Street, première fois également. Au bout de 12 concerts du Zim, ça fait toujours plaisir.
Avouez qu'un type de 72 ans qui gueule dans un micro "Je ne devrais pas me sentir aussi seul, tout le monde doit se défoncer", ce n'est guère commun.
Privé d’internet durant mon séjour à Rome, j’ignorais le bouleversement de répertoire qui avait déjà eu lieu la veille. Pendant Man in the long black coat, sulfureuse et noire, je me triture la barbiche d’un air circonspect. Une version par ailleurs éblouissante. Dylan est si près que ça en devient presque gênant, on se demande s’il ne faudrait pas baisser les yeux pendant qu’il chante. Plusieurs hypothèses fusent à mille à l’heure dans mon esprit : est-ce l’humeur du jour ? Se moque-t-il des romains ? Est-ce la proximité entre Lui et nous ? Ce qui devait être un concert millimétré avec une setlist calée depuis des semaines se révèle un joyeux bordel. De la prestidigitation, c'est à dire du foutage de gueule ou du grand art, au choix.
It ain’t me babe était littéralement sublime, du niveau de ce à quoi j’avais eu droit à Paris en 2005. La voix de Bob nous ramène dix ans en arrière, le piano est classieux à souhait, le cœur chavire. Je suis heureux de ré-entendre Summer Days, la dernière fois c’était en 2008, je sautille, je crie plus fort que les romains (exploit). When the deal goes down, chanson que j’apprécie peu voire pas du tout (trop sirupeuse…) est magnifiquement interprétée, on croirait assister à l’enregistrement de Modern Times. Positively fourth street est un tantinet en roue libre, mais quelle claque ! On ne sait plus du tout à quoi s’attendre désormais. Impossible de prévoir quoi que ce soit. Highway 61 : mais qu’est-ce qu’elle fout là, à cette place ? Ces dernières années, elle précédait toujours la conclusion du set…
Annonçant l’entracte, Dylan s’avance vers nous en baragouinant deux-trois mots en italien. Paraît qu’il a dit « grazie amici », perso j’ai entendu « brmnghl hoochie coochie ».
Girl of the north country : là encore, cela rappelle le Zénith de Paris 2005, mais en moins bien. Trop rapide, trop compressé, malgré un chant fort mignon. Under the red sky : on nage en plein délire ! Je me marre, et je savoure parce que c’est une bien belle version, beaucoup plus fun que Bercy 2007. Dylan semble tripper également, on voit toutes ses dents. Allez, je ne me lance pas dans une description complète du set, mais je vous touche encore un mot de I don’t believe you, qui monte superbement en puissance, avec des vocalises extraordinaires durant le refrain.
Le sommet du show, c’était évidemment Ain’t talkin’. J’ai failli m'évanouir lors de l’intro. Bah oui, c’est MA chanson. (Entre parenthèses, il faisait à cet instant environ 42 degrés dans la salle, les pompiers ont évacué quelqu'un sur un brancard.) Si vous voulez entendre Ain’t talkin’, il faut être dans la même salle que moi. Et souffrir.
(Pour résumer, la chanson Ain’t talkin’ constitue un manifeste de stoïcisme autant qu’un abrégé de philosophie générale. En fait, elle contient toutes les pages noircies par les philosophes au sujet du "choc esthétique"- ce truc qui vous tenaille et vous connecte au reste de l’univers en même temps qu’il vous retranche du monde. "In the last outback, at the world’s end... " Cf. le « n’importe où hors du monde » de Baudelaire. Ain’t talkin’, ou comment verser toutes les larmes de son corps sans en laisser une once paraître.)
C’est pas moi, bébé
Ce compte-rendu succinct (j’ai encore la tête à Rome et le bide plein de pizza) pour vous faire part, donc, de mon ressenti quant à ce changement de setlist absolument inattendu. Pour l’heure, je ne me l’explique pas, et je ne sais pas trop où j’en suis moi-même. Partagé entre une légère déception (2013 n’aura pas été pour moi l’année de Tempest) et la sensation délicieuse d’avoir assisté à du Dylan brut de décoffrage, c'est-à-dire du Dylan capricieux, moqueur, imprévisible, étrange. Incompréhensible. Drôle. Voilà, c’était drôle, dans tous les sens du terme. Sur ce coup, il m’a franchement retourné le cerveau. Je connais peu d’artistes capables de transformer la frustration en plaisir pur. C’est l’essence du masochisme, en somme. « It ain’t me you’re lookin’ for… » Si je me suis un peu fait chier durant Ballad of a thin man (!!) et Blowin’ in the wind, je ne regrette toutefois pas de m'être confronté à ce splendide renversement de situation. Ce type est un démiurge : il te construit un truc parfait aujourd’hui, le lendemain il te le déconstruit, et même dans cette entreprise de démolition il parvient à glisser une part lumineuse de perfection.
Vocalement, Dylan boit désormais des coups avec les anges. Mais il ne parle pas, et cela, les médias ne sauraient le supporter.
Ensuite, nous avons découvert que le métro ne circulait plus à 23h45 (génial), et nous sommes rentrés à notre piaule à 3 heures du mat', une pizza bressaola / roquette sous le bras. Limoncello de rigueur.
Bob, je t’aime, salaud.
Post scriptum dylanophile : Ces derniers temps, Bobby coiffait toujours son noble visage d'un seyant chapeau. Il s'en est débarrassé. Il a plein de cheveux, des cheveux jaunes et mal taillés, avec un trèèès long poil rebelle sur le haut du crâne qui décrit de curieuses arabesques en direction du ciel. "Le Beau est bizarre".
1. Rainy Day Women #12 & 35
2. It Ain't Me, Babe
3. Man In The Long Black Coat
4. Positively 4th Street
5. Summer Days
6. Make You Feel My Love
7. Rollin' And Tumblin'
8. When The Deal Goes Down
9. Highway 61 Revisited
(Intermission)
10. Just Like Tom Thumb's Blues
11. Girl Of The North Country
12. Under The Red Sky
13. Ain't Talkin'
14. Thunder On The Mountain
15. I Don't Believe You (She Acts Like We Never Have Met)
16. Ballad Of A Thin Man
(encore)
17. Blowin' In The Wind